Dernière saison au verger de Bruno Fremont


Un temps de pommes
    Lorsque je suis arrivée en Normandie, au tout début du mois d'octobre, l'automne avait à peine démarré : dans l'air, c'était encore l'été. Le soleil chauffait fort entre les allées de pommiers, les arbres étaient tous vêtus de leur habit de feuilles vertes, et nous, cueilleurs, souffrions de devoir garder nos manches longues et nos gants pour travailler, sous peine de se faire piquer par les cohortes d'orties qui poussaient au pied des pommiers. Toute la journée, sous les rayons du soleil, des allées émanaient une saveur herbée et une chaleur boisée que je prenais plaisir à respirer.

    La pluie ne tarda pas à faire son entrée. Quelques gouttes pour commencer, une journée trempée, une petite accalmie, puis ce fut la douche, le déluge, les cordes qui tombèrent sans arrêt pendant deux ou trois semaines. Sur nos cirés, l'eau ruisselait, formant de petites rivières dans les plis de nos vêtements, pendant que nous poursuivions, sans relâche, notre tâche de ramassage de pommes. Sous nos genoux posés au sol, l'eau traversait nos pantalons, pourtant censés être imperméables. Nos mains, malgré les gants que nous enfilions, étaient trempées dès la première caisse remplie de pommes.

    Sous la pluie, l'automne poursuivait sa route et continuait à repeindre le paysage. Les feuilles des arbres tombèrent ; les sols, malgré la boue, se drapèrent d'un tapis multicolore illuminé par les quelques rayons de soleil que nous parvenions à dérober aux nuages. Le vent se levait, accompagnant souvent sa sœur la pluie, faisait bruisser les branches des pommiers en les entraînait dans une jolie danse qui les allégeait de leurs pommes. Quant à nous, spectateurs de cette si jolie nature en mouvement, nous courrions derrière le vent pour tenter d'attraper les pommes au vol, mais bien souvent, elles tombaient au sol avant que nous n'arrivions...

    Après novembre, le froid pointa sa douceur gelée dans les vergers. L'épisode fut court mais mémorable: voir les vergers sous le givre matinal. Je fus enchantée par la délicate couche de rosée immaculée qui recouvrait les arbres et les sols, par la fine bordure blanche que dessinait le givre autour des feuilles et des brins d'herbes. Nos mains, gelées avant de commencer, se réchauffaient peu à peu, alors que nous faisions valser nos phalanges pour ramasser les pommes, avant de les lancer énergiquement dans les caisses. Pour nos pieds, en revanche, c'était l'inverse : le froid montait petit à petit, traversant les couches dans lesquels nous les avions pourtant bien enfermés, de la botte à la chaussette en laine, en passant par le journal. « Qui veut des glaçons ? » lança Pablo en riant.
 
 
 
 
 
 
 

Le chargement des caisses
    A la fin de chaque journée de récolte, nous faisions passer le tracteur et sa plate-forme de chargement entre les allées. Cette étape de la journée demeura l'une de mes favorites pendant toute la saison. Le tracteur marquait la cadence: il fallait aller vite, hisser les caisses du bord de l'allée pour les donner à Nicolas, qui se chargeait de les disposer sur les palettes. Je courrais jusqu'aux caisses suivantes, me baissant pour passer sous les branches des arbres qui m'éraflaient parfois le visage. Il régnait une ambiance dynamique et joyeuse : la sueur coulait sur nos fronts, je voyais les muscles se contracter au rythme des caisses qui s'empilaient et du tracteur qui continuait sur sa lancée, entre les pommiers ; une si folle énergie émanait de tout ce mouvement, c'était si chouette.
    L'engin et toutes les pommes regagnaient ainsi le hangar, suivis par la troupe des cueilleurs.  Avant de quitter les rangs, je grappillais souvent une pomme laissée au sol pour une simple petite tâche de pourriture. L'effluve acidulée qui réveillait mes papilles me vivifiait, jolie conclusion de ma journée de travail.
 
 
Sous la boue...
...les pneus du tracteur
    Pendant quelques semaines, le tracteur s'embourbait presque tous les soirs. En effet, le plus embêtant, sous la pluie d'automne, fut l'état du sol des vergers. La terre devint boue, surtout dans les sentiers tracés par la machine, qui devinrent des sillons: les empreintes des roues se perdirent dans les tranchées creusées par l'engin, au fil des jours pluvieux qui se succédaient.
    Toute l'équipe se mobilisait alors pour tenter de sortir le tracteur des profondes ornières dans lequel il s'était enterré. J'aimais ces moments d'agitation, de dynamique collective ; une formidable énergie se dégageait de notre travail d'équipe, alors que nous retirions à la main, ou à l'aide d'un morceau de bois, la terre collée aux roues du tracteur pour qu'il avance encore de quelques centimètres, avant qu'il ne s'arrête à nouveau, que nous retirions la terre pour qu'il redémarre, et ainsi de suite...  jusqu'à ce que le sauvetage s'avère impossible et que nous appelions à la rescousse le grand frère du tracteur et ses quatre roues motrices.
    Creusant un peu plus le passage, les deux tracteurs, séparés par un câble, rejoignaient alors le hangar. Joyeuse parade pétaradante à laquelle nous assistions, trempés, les pieds alourdis par la boue qui se collait à nos bottes, heureux d'avoir un tant soi peu participé à la manœuvre.
 
 
 
...et des visages de travailleurs
    La boue, nous la côtoyions aussi autour de la grille de tri de pommes à cidre. Le jet d'eau qui nettoyait les pommes terreuses trempait aussi nos mains, nos cirés, éclaboussant parfois également nos visages. Les flots qui coulaient de la grille dégoulinaient le long de nos jambes, formant des flaques dans lesquelles trempaient nos bottes.
    Discussions enjouées, philosophiques ou pratiques, chansons et danses pour se réchauffer, conseils de tri, échanges de recettes, rires et sourires, doutes et questionnements existentiels. Malgré l'humidité constante, ces échanges, couplés à la savoureuse transe de nos gestes répétitifs et inlassables, ont fait de ce chantier de tri des moments inoubliables. Par-dessus tout, j'ai aimé, après quelques heures de tri, nos visages tatoués de traces de boues... Je trouvais qu'ainsi maquillés, on avait la classe, on incarnait l'élégance des travailleurs des vergers. J'admirais aussi les mains brunes de mes collègues, courageux, qui triaient les pommes sans gants. J'aimais voir ces peaux maculées de terre, ces mains qui, même lavées, demeuraient striées de lignes terreuses ; j'aimais cette nature incrustée dans les corps.
 
 
 
 
La pause du midi
    Le premier jour, quand j'ai appris que la pause du midi durait une heure trente, je me suis demandée ce que j'allais faire de tout ce temps. J'avais tort de m'inquiéter : ces pauses déjeuner comptent parmi les meilleurs moments passés aux vergers.

    Vers midi, le travail cessait. Le hangar et les voitures se transformaient en vestiaire, chacun ayant élu une partie du bâtiment pour retirer son épaisseur boueuse de travail. Allégés de ces strates imperméables, nous partions manger. Autour de la table à manger de Bruno, il faisait bon, le chauffage par le sol revigorait nos pieds glacés par le froid et l'humidité. Les gamelles étaient transvasées dans les assiettes  avant que ne commence la ronde des micro-ondes : dans un souci écologique et sanitaire, Bruno militait pour que les boîtes en plastique ne passent pas sous les ondes... Parfois, les assiettes circulaient autour de la table, afin que chacun puisse tester les spécialités culinaires de ses collègues. Discussions, débats enjoués et silences rythmaient notre repas.
    
    Nos gamelles vidées, il restait encore bien du temps pour reposer nos corps et nos âmes mais surtout pour découvrir les vergers sous un autre angle. Pour moi, c'était cueillette de mûres puis ramassage de châtaignes. J'entendais les chants de Marceline, qui résonnaient dans les champs, en harmonie avec le vent. Pendant ce temps, Pablo le photographe et Ambra la guitariste échangeaient leurs savoirs. Plus tard dans la saison, Guillaume nous initia à la botanique. Un jour, nous avons grimpé dans un arbre, espérant surprendre la chouette hulotte repérée par Nicolas. L'oiseau n'était plus là, mais l'arbre s'est révélé un chouette terrain de jeux pour les grimpeurs que nous étions. Toutefois, en bottes, l'exercice s'avéra périlleux sur un arbre aux branches mortes et cassantes comme du petit bois...
    Bientôt, l'un d'entre nous signalait la fin de la récréation : il nous fallait retourner au hangar, revêtir nos vêtements de toile cirée, enfiler nos gants, encore humides, et reprendre le tri, le ramassage ou le pressage. Pour ma part, c'est gorgée d'une énergie toute neuve, puisée non seulement dans mes gamelles de lentilles mais surtout dans ces pérégrinations parmi les arbres majestueux et dans ces échanges avec mes si sympathiques collègues, que je repartais pour les heures de travail de l'après-midi.
 
 
 
 
 
 
 
 
Des vergers bio: débats éthiques et économiques
    Quand Bruno s'est installé à Roncheville, en 1981, les vergers n'existaient pas : il a planté chaque arbre. Au fil des années, les vergers se sont agrandis: aujourd'hui, ils s'étendent sur vingt hectares, mêlant pommes de table et pommes à cidre. Dès le départ, Bruno a choisir de mener son berger en Bio. A cette époque, le label « Agriculture Biologique » n'existait pas: Bruno faisait alors partie de l'association Nature et Progrès.
    Contrairement à la certification « AB », qui sous-entend l'examen de la production et de la ferme par un organisme indépendant, la mention Nature et Progrès est délivrée par un collectif de producteurs et de consommateurs. Les critères de l'agriculture bio qu'elle défend sont plus stricts que ceux du cahier des charges « AB » homologué par l'Etat depuis 1985. Nature et Progrès est restée attachée à la « bio des origines » et, par ailleurs, prend en compte, dans son appréciation de l'agriculture bio, le côté social du travail à la ferme.

    Un jour, ma collègue Marceline m'a dit qu'il régnait dans les vergers une certaine sérénité : elle s'y sentait bien, et se demandait si c'était parce que la culture y était bio. Pour ma part, c'est la formidable vitalité de ces vergers qui m'a touchée, a vie foisonnantes qui y régnait, même si c'était parfois au détriment de la valorisation commerciale des fruits.... Les pommiers y avoisinaient une farandole d'espèces végétales et animales, favorisées par le non traitement des vergers par Bruno. Les oiseaux nous dérobaient une partie de la récolte. Les mulots grignotaient les pommes tombées au sol, tandis que les chevreuils faisaient leurs bois sur les jeunes pommiers, condamnant les arbres fragiles. Et quelques champignons proliféraient sur les pommes...

    Grâce aux choix de Bruno, c'est dans un environnement couleur vert de terre que nous travaillions. L'air était sain et frais, nos poumons respiraient le vent et l'humus purs de la campagne bio. Avec eux, notre esprit s'envolait, porté par la sérénité des lieux et par la pureté de ces magnifiques vergers. Malgré cette grâce et cette beauté environnante, une petite angoisse me prenait parfois, face aux difficultés financières de l'entreprise évoquées sans secret par Bruno. J'avais souvent peur de ne pas travailler assez vite, peur que mon travail ne soit pas assez « rentable ». Je savais que l'entreprise était financièrement en équilibre instable, d'autant plus quand les pommiers étaient généreux – le poste « main d'oeuvre » étant le plus gourmand.
    Comment remédier ces soucis d'argent? Avec une meilleure organisation, comme le pensait Bruno? En acceptant que le revenu du conjoint travaillant à l'extérieur de la ferme finance l'entreprise, comme l'estimait son épouse Catherine? En vendant les pommes et le jus plus cher, comme le proposaient certains salariés? Pour Bruno, il n'était pas concevable d'augmenter ses prix : il tenait à ce que ses pommes puissent être croquées par tout le monde, quel que soit son revenu. C'était là son éthique, un point essentiel de son métier, qu'il n'aurait renié pour rien au monde.

Textes par Perrine Le-Gorrec